24 mars 2009

Guerre et Amour




« A batallas de amor campo de pluma » disait le poète Gongora, « à combat amoureux, champ de bataille de plume ». Monteverdi ne l'entendait pas de cette oreille, qui fait se battre à mort les deux amoureux.
C'est une scène dramatique: un récitant qui
« parla cantando », parle en chantant, sprechgesang!, les vers de Torquato Tasso, et nos deux héros qui chantent leur dialogue, réduit à peu. Un Madrigal in forma rappresentativa, une forme de spectacle sans descendance, supplantée par l'opéra.
« Il Combattimento di Tancredi e Clorinda » fut donné « en guise de passe-temps à la veillée pour le temps du carnaval » au Palazzo Mocenigo de Venise, devant « toute la noblesse réunie », en 1624. Monteverdi y invente un style musical, le stile concitato, le « style agité » en rajoutant la colère aux passions de l'âme dignes d'être mises en scène musicale (Cioran s'est donc trompé...): « J'ai reconnu que les passions ou émotions humaines sont au nombre de trois : la Colère, la Modération et l'Humilité ou Supplication. Ces trois gradations se traduisent exactement dans la musique par le genre Animé (concitato), Doux (molle), Modéré (temperato) ... Sachant que les contrastes ont le don d'émouvoir notre âme, je me suis appliqué à retrouver cette expression perdue ... »
Sic. Tempérance, supplication, on ne les cite plus spontanément comme des passions de l'âme....
Le texte extrait du poème du Tasse, « La Jérusalem délivrée » raconte comment Tancrède, croisé assiégeant Jérusalem et amoureux platonique de Clorinde, redoutable guerrière sarrasine dont il n'a vu que le front, non à cause du voile, mais du casque, la provoque en combat singulier. Clorinde est restée enfermée dehors au décours d'une sortie des assiégés, et accepte le duel. Ils s'affrontent, et Tancrède, sans savoir ce qu'il fait, la blesse à mort. Et là, c'est le drame, en lui ôtant son casque pour la baptiser, il la reconnaît, mais c'est un peu tard.
Tiens, des amoureux enfermés dehors, et dont l'un des deux meurt d'un coup d'épée, ça préfigure Pélléas et Mélisande...
Pendant la guerre, le poète Pierre Jean Jouve a réécrit ce poème, après avoir entendu le Combat en concert: en voici des extraits, (trouvés sur Internet, je n'ai pas le recueil « Gloire » sous la main):
Vêtue de l'armure étonnée et secrète
Elle erre sur la cime amère de la montagne
Cherchant une autre porte.
Un pas profond ébranle la terre obscure des cailloux
Renvoyé par les échos sombres.
.......
Le cavalier accourt noirement sur la marche de pierre ;
Il la fait se tourner vers le bruit de ses armes
Qui est pareil à un torrent rempli de fer.
Cavalier de triste rôle dans ma nuit, que me veux-tu ?
- Je veux guerre et mort
- Guerre et mort tu auras. Je ne refuse pas de te donner la mort si tu la cherches.
Clorinde tient le glaive mâle par sa croix
Posant la pointe dans la terre des bêtes noires,
Elle aussi noire pour l'étoile immense et le combat.
Et fous d'orgueil et de colère
s'affrontent à pas lents deux taureaux massifs et furieux.
.......
Nuit ! toi qui recouvres de noirceur bénie les hauts faits de cet affreux désir jaloux
Dignes du grand soleil et d'une arène emplie de peuple spectateur avec l'horreur qui joue !
O calme nuit du parfum de bruyère
Nuit de la plus lointaine des clarines
Puissé-je arracher ces hauts faits à ton ombre,
à ta douleur dormante et à ta paix,
O calme nuit des vents devenus frais,
Que j'arrache à ta nuit leur renommée éternellement vive
Et par la gloire de l'approche ensanglantée
que resplendisse ton obscurité.
.......
Perfides par les coups de gardes et de casques
Et cherchant les défauts
Trois fois l'homme a pris dans ses bras la femme
Et, ventre à terre, nœuds de haine au lieu d'amour, l'a étouffée
Trois fois la femme nue sous l'appareil de guerre aussi chaud qu'un amour
A rompu par son tranchant les nœuds voraces sans un cri.
Mais ils reprennent l'arme basse
quand ils connaissent que les deux sangs pénétrés se mélangent sur chacun des corps de l'extase !
Et poumons haletants ils reculent, se voient.
.......
Mais l'heure de Clorinde sonne.
Il plonge en le beau sein la lame
et la veste s'emplit d'un torrent chaud qu'elle voit avant de sentir
et qui joue lugubrement avec l'éclat du jour
.......
"Ami, tu as vaincu par un terrible amour
Je te pardonne, et toi, aux forces meurtrières
Pardonne !"
Et alors en tremblant
Il découvrit le front encore inconnu
Et, voyant cet œil de plomb, il la vit et la reconnut
Il la reconnut
Il resta sans voix et sans mouvement
Clorinde, la profonde aimée et poursuivie !
La bien-aimée, Clorinde
Clorinde refusée au désir de son cœur !
L'ange de son enfance
Au travers de la guerre
La fiancée qu'il n'aurait point connue !

Le texte chanté en français

The words they sing

Il testo cantado

Las palabras cantadas


C'estoit du temps que les bêtes parloient, et que les magnétoscopes n'existoient point. L'ORTF diffusa un après-midi du début des années 70 deux représentations filmées : Il Combattimento et Il Ballo dell'ingrate, une mise en scène reconstituant une représentation début XVIIème siècle, avec machineries et nuages peints qui bougent au dessus des têtes. Alerté par Télérama, (ou était-ce encore "La semaine radio Télé"?), j'ai branché mon magnétophone sur la seule prise que j'ai trouvée derrière la télé. D'où le son monophonique (et l'absence d'image). Nikolaus Harnoncourt dirigeait Claudio Desderi en Testo, le récitant, Kurt Equiluz en Tancrède et Cathy Berberian en Clorinde. Oui, Cathy Berberian, la plus grande cantatrice du XXème siècle! On entend les pas et le choc des épées sur les armures.
Desderi, une basse, se tire bien de ce rôle de ténor, quant à Cathy, elle avait toutes les tessitures à sa disposition. (À noter que quand Harnoncourt enregistrera pour Teldec cette œuvre, il le fera avec d'autres artistes, cette version est donc totalement inédite).

Je n'ai pas trouvé beaucoup d'illustrations, les peintres ont surtout représenté ce qui suit le combat amoureux, pas la cigarette, mais le baptême de Clorinde.

Il Combattimento di Tancredi e di Clorinda

3 commentaires:

  1. Merci encore. Je viens de telecharger le Monteverdi. Et desole, je ne connais ni la voix du 'discours' ni le visage de l`homme celebre qui se tient a cote de Schoenberg (un acteur ou un metteur en scene?). Mais j'ai au moins deja oui Berberian (au disque !).
    Je suis tente de vous demander si vous avez un acces privililegie aux archives de la radio francaise. Je suis a la recherche d`une oeuvre assez obscure, l`oratorio La Passion de Jean Langlais, a laquelle a participe, un auteur de mon pays, le poete Loys Masson (mais c'est moins son texte que la musique qui m'intrigue). La creation eut lieu le 29 mars 1958 a l'ORTF sous la direction de Manuel Rosenthal -je ne crois pas qu'il y ait eu de disque-juste une bande de concert donc il me reste un microsillon dont les sillons ont ete.. effaces lors d'un "nettoyage".
    Pardonnez ce leger detournement de conversation et l'absence d'accents dans ce commentaire. Pour m'adonner a mon vice je dois momentanement aller dans un cybercafe.

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  2. À côté de Schönberg? Un de ses partenaires de tennis, acteur et metteur en scène, Charlie Chaplin...
    Quant à l'auteur du monologue, bien que personne n'ait l'air de trop chercher, je laisse encore un peu de temps, et je publierai un autre monologue. Je suis obstiné.
    Hélas, non je n'ai aucun accès privilégié aux archives de France Musique, et croyez bien que c'est un de mes grands fantasmes, de me plonger dans leur Grand Livre où tout est répertorié! je n'ai que les enregistrements d'abord mono puis stéréo que j'ai effectuées d'après la radio (ou la télé!)depuis mes 16 ou 17 ans.
    Il fut un temps où les auditeurs de FM pouvaient réclamer des enregistrements introuvables, mais c'est fini depuis longtemps.
    Êtes-vous à la Réunion?

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  3. Bonjour!

    Et excusez-moi du délai pris pour vous répondre. La Réunion, c'est à côté (on peut quand même pas très facilement s'y rendre à la nage).

    Mais c'est un Réunionnais émérite sur la radio qui m'a "ouvert les oreilles" si on peut dire, quand elles étaient plus "innocentes".

    Votre enregistrement de Monteverdi, je le trouve parfait de son et d'émotion. Merci encore.

    Oui je me suis rendu compte après coup que c'était Chaplin (ça m'est venu en regardant Cinderfella avec Jerry Lewis-une télépathie comique?).

    Pour l'archive ça n'est pas grave, c'est juste une curiosité- plusieurs textes de ce poète ont d'ailleurs très mal vieillis.

    Je vais certainement télécharger votre dernier envoi, toujours piquant d'intérêt, dès que j'aurai rétabli mon accès à internet.

    En attendant, j'essaie de parler de votre site et de celui de votre voisin de Quartier des archives à mes amis. C'est vraiment bien. Ca donne envie.

    Pour la voix du discours, je joue en cuistre à "question pour un champion" sans rien savoir: n'est-ce pas Pierre Dac?

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