01 juin 2009

Quintette op 39 de Serge Prokofiev



Ou plutôt , comme apparemment il se faisait appeler durant son séjour en France (1920-1935, en gros).
En 1924, alors qu'il s'attaquait à sa seconde symphonie "pour ne plus entendre dire que je vivais sur mes vieilles compositions", il reçut la commande d'un ballet par une vieille connaissance de Saint Petersbourg, Boris Georgevich Romanov. Ce chorégraphe "ultramoderniste", émigré à Berlin, où il dirigeait une petite troupe, avait créé 10 ans plus tôt un ballet "Qu'est-il arrivé à la ballerine, aux chinois et aux jongleurs?". Un échec. Outre que le titre était moins aisé à retenir que "Casse-noisette", la musique était due à Vladimir Rebikov, qui n'a pas laissé grande trace dans l'histoire. Mais Romanov tenait à son sujet.
Sans orchestre à sa disposition comme Diaghilev à Paris, il opta sagement pour un ensemble de chambre. Cinq instruments.
Prokofiev se mit donc au travail, ayant décidé dès le début d'en tirer un quintette qui pourrait être joué au concert. Installé pour l'été à Saint Gilles Croix de vie, en Vendée, il note dans son journal sa routine à partir du 21 juin : "Lever à 7 heures, café à 8, et au travail à 8 heures et demi.
-28 Juin: "J'ai composé le premier thème, avant de quitter Paris, en marchant dans la rue, et je l'ai noté sous un lampadaire. Maintenant, je l'ai mis au point."
-14 Juillet: "J'ai décidé de laisser temporairement la 6ème partie, car je manque d'idées. À la place je vais fignoler les 5 premiers. Dans tous les cas, ça va me prendre au moins aussi longtemps que cela m'a pris pour les composer."
Ayant achevé la partition de piano le 25 Juillet, Prokofiev commence l'orchestration le lendemain.
-26 Juillet: "J'ai commencé à travailler sur la partition complète. Un pur bonheur, car j'ai déjà tout pensé du début à la fin. J'éprouve le même plaisir que l'enfant qui colorie son dessin. J'ai complété quatre pages".
À partir de cette date, il réalise l'orchestration dans la matinée et la réduction pour piano l'après-midi.
Et le 14 Aout: "Tout est fini!"
Un mois et demi. Chapeau!
Romanov lui demanda alors de changer l'ordre des pièces, ce que Prokofiev accepta à contre-cœur, sans toucher à la version de concert, à cause du plan tonal. Romanov lui fit ensuite rajouter deux morceaux, une ouverture et une matelote. La matelote ce n'est pas qu'un plat de poissons, c'est aussi une danse de matelots au rythme vif (la maclotte chère à Apollinaire).

Le plan original était le suivant:
1. La ballerine (Thème et variations)
2. Danse des rustres (avec la ballerine, 5ème variation). Se termine en groupe (étreinte)
3. Les jongleurs bondissent (leur intensité effraie les Chinois). Ils étreignent la ballerine
4. Provocation en duel. Lutte avec un pétard. Ils tournoient. Explosion
5. Ils pleurent la mort de la ballerine

Après discussion, le ballet fut finalement nommé "Trapèze". On ne sait pas exactement dans quel ordre et sur quel scénario final les 8 morceaux furent joués sur scène, car le ballet, créé le 6 novembre 1925 à Gotha, un bled du centre de l'Allemagne, tourna en Allemagne puis disparut en Italie, où la compagnie fit faillite.



Le ballet est donc perdu, chorégraphie et musique. Prokofiev, qui ne gaspillait rien, réutilisa cependant les deux morceaux supplémentaires dans une suite d'orchestre, le Divertimento op 43. Cela ne fut découvert qu'en étudiant les archives Prokofiev, et le ballet fut recréé en 2003, les deux mouvements étant réorchestrés pour s'insérer dans le quintette.
Le quintette, donc. Il a une composition inhabituelle: hautbois, clarinette, violon, alto et contrebasse. Sa double nature, musique de ballet et musique "pure" fait qu'il contient des rythmes compliqués à danser, un passage fugué dans le 3ème mouvement, en 10/8, alternant le 2+2+2+2+2 et le 3+4+3, par exemple.
La musique ne décrit pas fidèlement les évènements, et l'explosion du pétard n'est pas figurée : «Lutte avec un pétard: un Adagio triste. À mon avis, l'explosion devrait se produire à la fin de l'Adagio, sans musique. Je pense que lorsque la musique s'arrête, alors l'explosion doit se produire, et le premier brouhaha - une petite scène de 15-20 secondes - devrait avoir lieu dans un silence total de l'orchestre; puis la sixième scène commence, un menuet funèbre » (Lettre de Prokofiev à Romanov).
Comme tous les compositeurs de cette époque, Prokofiev n'a pas échappé à l'influence de Stravinsky, et on remarque des notes répétées en arrière plan par exemple, si typiques. J'entends aussi dans le troisième mouvement une parenté avec le concerto de Manuel de Falla, créé l'année suivante, l'harmonie, les unissons, les notes répétées. Mais peut-être est-ce une manière commune de digérer Stravinsky.
Le quintette a été créé à Moscou le 6 mars 1927.
Cette version provient d'un concert donné le 11 décembre 1986 par des solistes de l'Ensemble Intercontemporain.

Les six mouvements:

Theme et Variations: Moderato
Andante energico
Allegro sostenuto, ma con brio
Adagio pesante
Allegro precipitato, ma non troppo presto
Andantino

Le Quintette en flac

Le Quintette en mp3

10 commentaires:

  1. Heureuse de trouver ici un intérêt pour les traces chorégraphiques liées à la musique. Intéressante photo du ballet, c'est effectivement ultra moderne, j'aime beaucoup merci.

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  2. L'affiche est belle et je serai heureux d'entendre ces musiciens dans ce répertoire. Encore merci pour ce choix intéressant.

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  3. J'ai grandi avec Prokofiev... Mon premier disque, la voix de Gérard Philippe et un rêve toujours intact!

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    1. Bonjour Bil,
      Je trouve ici et là goût commun... mais de vous plus de trace...

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  4. Votre site est bien intéressant. Mais savez-vous que vous êtes hors-la-loi tant sur le plan du droit d'auteur que sur les droits voisins du producteur et de l'interprète. Soyez prudent car la Sacem finira par vous causer des ennuis.Amicalement. Pierre

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  5. Je rebondis sur le commentaire anonyme du 19 juin. Tout ce qui est dit est très juste : 70 ans minimum de validité des droits pour le compositeur et 50 (bientôt 70 : vote du Parlement européen en avril dernier)pour l'interprète et le producteur phonographique. Pierre-Alain

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  6. Je trouvais votre blog bien muet. Je comprends pourquoi.

    Sans doute les deux derniers commentateurs sont-ils de bonne foi.

    Donc le domaine public s'arrête désormais aux compositeurs morts en 1938.

    Donc pour tout leur mal que vous leur faîtes à ces Maderna et autres, votre blog et ces "productions" repartent au congélateur.

    À moins qu'un promoteur ne les publie. J'en serai heureux.

    Tant que France musique peut s'entendre gratuitement je continuerai à l'écouter de chez moi. Pour les cds e-bay et certains disquaires je continuerai à m'adresser à un parrain de l'hémisphère nord. En attendant.

    Et à construire ma collection avec ces rares disquaires classiques anglais qui survivent.

    Je ne pense pas que vous cherchiez des royalties. Merci en tout cas d'avoir sincèrement partagé votre passion et éveillé certains à une musique qu'ils n'auraient jamais pris vraiment la peine d'écouter et qui je l'espère continuera à être appréciée pour sa vraie valeur.

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  7. L'avant 1939 est pas mal non plus, non?

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  8. Encore un choix musical qui sort des sentiers battus! Cette oeuvre est envoutante, il faut l'avouer.
    Je possède une interprétation, avec Martha Argerich, qui vaut également le détour.
    A bientôt de te lire.

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  9. I am unsure how I managed to miss this! Hard to find recordings of this piece in general, and here is one I particularly want to hear. Thanks!

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