27 octobre 2009

La première sonate pour piano de Charles Ives



Il y a un grand homme qui vit dans ce pays - un compositeur.
Il a résolu le problème de savoir comment se préserver soi-même et apprendre.
Il répond à la négligence par le mépris.
Il n'est pas obligé d'accepter la louange ou le blâme.
Il s'appelle Ives.

Schönberg a écrit ce petit poème, et l'a gardé dans un tiroir.

Ah! Non! C'est un peu court, Arnold!
On peut dire sur Charlie bien d'autres choses encor.

Il y a dans le Connecticut, dans le Connecticut,
Un homme qui a écrit avant moi des séries de douze sons,
De la musique polytonale et polyrythmique avant Stravinsky et consorts,
Qui a inventé des accords qui ne sont pas dans mon Traité d'Harmonie, des clusters!,
Qu'on fait avec l'avant bras posé sur un clavier, ou même à l'orchestre!,
Qui a fait des collages sans intention de parodie,
Qui est même sorti du système bien tempéré en écrivant pour quart de ton,
Qui n'a pas harmonisé savamment des chants populaires mais les a intégrés dans une musique savante.
Un musicien chez qui musique vivante ne veut pas dire jouée par de vrais instrumentistes et non par un diamant dans un sillon de laque ou de vinyle, mais un organisme qui naît, se développe, crie, grouille, part dans tous les sens, s'affirme, puis ralentit et s'éteint.


La vie selon Charlie, immédiatement reconnaissable.
Pas besoin d'être né aux États Unis au XIXème siècle, pas besoin d'avoir chanté avec le chœur de garçons dans l'église de Danbury, Connecticut, les hymnes qui prolifèrent dans ses œuvres.
Pas besoin d'avoir repris les airs patriotiques et les airs à la mode que l'on jouait au kiosque de Danbury, Connecticut, sous la baguette de son père, George.
Pas besoin d'avoir dansé sur des ragtimes pour les entendre au milieu du brouhaha de la rue au delà de Central Park, la nuit.
Pas besoin, non, la vie de l'Amérique du début du dernier siècle dans la stylisation de Charles Edward Ives se reconnaît comme vie tout court.



La première sonate
pour piano (de deux) est comme beaucoup d'œuvres un assemblage de parties composées sur plusieurs années, et retravaillées plus tard. La base du premier mouvement est une pièce pour orgue de 1897, le reste s'étale entre 1901 et 1917.

Sur le manuscrit Ives a écrit :

« De quoi s'agit-il?
Essentiellement de la vie en plein air des fermiers du Connecticut des années (18)80-90.
Impressions, souvenirs, réflexions des paysans de la campagne du Connecticut.
Le père de Fred était très excité et a hurlé quand son fils a frappé un joli coup et l’école a gagné le match de baseball.
Mais tante Sarah fredonnait toujours la chanson « Où est mon fils le voyageur ? » après que Fred et John aient quitté la maison pour travailler à Bridgeport.
Il y avait habituellement de la tristesse
mais pas aux bals de campagne, avec leurs gigues, sauts et danses irlandaises, surtout les nuits d’hiver.
L’été, les hymnes étaient chantés à l’extérieur.
Les gens chantaient (comme Ole Black Joe) – et le Bethel Band (pas redoublés, marches)
Et les gens aimaient dire les choses comme ils avaient envie, et faire les choses comme ils le voulaient, à leur manière à eux.
Et les vieux, il y avait des sentiments et de la ferveur spirituelle! »

Ives résume ensuite les ambiances : « La famille ensemble dans le premier et le dernier mouvement, dans les ragtimes: le garçon au loin semant l’avoine, et l’anxiété des parents dans le mouvement central ».

De la musique à programme, donc... si on veut. La photographie en haut de ce billet (Barcelone 2008, Muriel Pérez) exprime cette animation joyeuse que j'entends dans cette sonate malgré le sombre résumé fourni par l'auteur.

La sonate, en 5 mouvements, a été créée à New York le 17 février 1949 par William Masselos. Quarante ans après sa complétion. Normal pour Ives. Qui n'a jamais su l'admiration que lui portait son collègue, même si le Viennois admire ici son attitude.
Ives avait en effet un avantage sur Schönberg, qui ne savait rien faire d'autre que de la musique. Il avait fondé une compagnie d'assurance prospère. "Père pensait qu'un homme pouvait garder son intérêt pour la musique plus fort, plus propre, plus grand et plus libre, s'il n'essayait pas d'en vivre. S'il a une femme et des enfants qu'il aime, comment peut-il laisser ses enfants mourir de faim sur ses dissonances? Répondez si vous pouvez!".

Un critique notait à la création: « Il y a là de la musique pour 6 sonates! ». Un autre y voyait l'influence de Dada...

La sonate, divisée par ma faute en quatre morceaux au lieu de cinq, interprétée par Noël Lee, pianiste américain vivant en France, se trouve ici, dans un enregistrement des années 70:

Charles Ives Première sonate Noel Lee (mp3)

Charles Ives Première sonate Noel Lee (flac) Premier mouvement

Charles Ives Première sonate Noel Lee (flac) Deuxième mouvement

Charles Ives Première sonate Noel Lee (flac) Troisième mouvement

Charles Ives Première sonate Noel Lee (flac) Quatrième mouvement

05 octobre 2009

Mare nostrum, de Mauricio Kagel



Voici un an que l'auteur de la "Passion selon saint Bach" a rejoint le saint patron des musiciens. Cioran ne disait-il pas: "S'il y a quelqu'un qui doit tout à Bach, c'est bien Dieu"?
Né en Argentine un soir de Noël de parents russes récemment émigrés, il a mis sa fertile imagination au service du spectacle de la musique. La musique en tant que spectacle, le théâtre de la musique qui se fait. Et le théâtre où l'on chante.
"Mare Nostrum" appartient à cette dernière catégorie. Créé en 1975, ce théâtre musical est sous titré: "Découverte, pacification et conversion de la Méditerranée par une tribu amazonienne".
Comme pour toutes ses œuvres, Kagel, qui a étudié la littérature avec entr'autres Borges, ("Mare nostrum" est l'une de ses douze œuvres à avoir un titre latin), participé à la fondation de la cinémathèque de Buenos Aires, étudié plusieurs instruments, en a écrit le texte, la musique, assuré la mise en scène, et dirigé l'exécution.
"Mare nostrum", "notre mer", c'est ainsi que ces impérialistes de Romains appelaient leur mer intérieure, au fur et à mesure de leur conquête de ses rivages.
Kagel a toujours mis son immense humour à démonter les codes des spectacles musicaux de la tradition occidentale, l'opéra, surtout, mais aussi le rôle du chef d'orchestre, l'héritage des siècles, et même l'utilisation de la musique par les politiques (le Tribun, à venir!). Les années 70 étaient propices aux remises en cause et "Mare nostrum" s'intéresse à la colonisation de l'Amérique latine. En la retournant.


Lors de la création française, Maurice Fleuret, le critique du Nouvel Observateur, défenseur de la création musicale, écrivait ceci:

Maître désormais dans l’art du degré second, du détour, de la déviation et de la distance, il peut enfin aborder maintenant le théâtre de récit, sans craindre d’avoir à sacrifier la substance proprement musicale. « Mare Nostrum », créé il y a quelques semaines à Berlin et repris au musée Galliera par le festival d’Automne à Paris, raconte de manière strictement linéaire « la découverte, la pacification et la conversion de la Méditerranée par une tribu d’Amazonie ». Six instrumentistes entourent un grand bassin rempli d’eau qui reproduit les contours de la Méditerranée. A chaque extrémité, le baryton (John Bröcheler), bon sauvage, cruel et naïf, du nouveau continent, et la haute-contre (John Patrick Thomas), héritier plus ou moins dégénéré des traditions portugaises, espagnoles, françaises, italiennes, grecques, turques et levantines. Un dialogue presque continu, parlé ou chanté, dans la savoureuse traduction de Maryse Eloy, va accumuler citations, allusions, associations, permutations et contrepèteries en un délire verbal hautement contrôlé mais toujours naturel. De l’humour le plus subtil au gag le plus brutal, cette parodie d’épopée coloniale à l’envers est jalonnée d’intermèdes et de commentaires musicaux poétiques ou franchement désopilants comme, par exemple, cette manipulation délicieusement irrespectueuse de la « Marche turque » de Mozart, éblouissant exercice de style entre tous. Et tout s’achèvera par le strip-tease intégral de la haute-contre qui devient femme arabe voilée, jetée dans l’eau du bassin pour être poignardée par l’aveugle conquérant. Les religions, les cultures, les gouvernements et même les formes les plus discrètes d'impérialisme et de répression sont égratignés ici avec un merveilleux raffinement de cruauté. Mais aucune idéologie précise n’émerge du massacre. Et l’on sort de ce spectacle, à la fois sophistiqué et populaire, comme d’un atroce cauchemar de découragement. Le désespoir de Kafka habite le rire grinçant de Kagel.

La version ici est celle du Festival d'Avignon, 1976, avec les mêmes interprètes, noter le jeu de mots vers la fin sur "se kaglamenter", le nom de Kagel étant proche du verbe Klagen, se lamenter, en allemand (celui de "Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen", la cantate BWV 12 de Bach).
La retransmission radiophonique était commentée en direct, je n'ai pas pu faire grand chose.

Mare nostrum, en flac

Mare nostrum en mp3