29 novembre 2011

Le divertissement pour quintette à vents et piano, opus 6, de Roussel



En 1906, Roussel fait jouer son opus 6, un Divertissement pour quintette à vents et piano. Déjà une formation originale, quasi inédite. Elle n'a été utilisée que par d'obscurs compositeurs allemands du XIXème qu'il n'a probablement pas connus... Seul son compatriote (et connaissance?) l'organiste Charles Quef en a publié un en 1902. Il n'a pas eu non plus de descendance, à part deux ans plus tard de la part d'un certain Amédée Reuchsel qui dédie un même quintette avec piano aux mêmes interprètes, la Société Moderne d'Instruments à Vent de Paris.
Roussel a 37 ans, n'est encore connu que des musiciens parisiens, et a quitté la marine pour la musique depuis 12 ans déjà.


Cette œuvre concise, en un mouvement, renferme cinq changements de tempo qui lui donnent sa variété interne et son animation. Totalement du Roussel, impossible de le confondre avec ses grands contemporains, Debussy ou Ravel. Elle sera encore jugée digne de représenter un des aspects de la musique contemporaine au festival de la Société Internationale pour la Musique Contemporaine dix-sept ans plus tard, en 1923 à Vienne.
Elle est créée par la "Société Moderne d'Instruments à Vent" qui compte deux instrumentistes par chacun des cinq vents, permettant de nombreuses combinaisons (flûte - M. Louis Fleury, M. Jean Joffroy; hautbois - M. L. Gaudard, M. L. Leclercq; clarinette - M. J.Guyot, M. L. Cahuzac; cor - J. Capdevielle, F. Bailleux; basson - M. E. Flament, G. Hermans). La moitié de la société joua donc le Divertissement, avec l'apport de M. E. Wagner au piano.
La critique fut très favorable:
Gustave Samazeuilh, lui-même compositeur, et critique au Mercure Musical, écrivit dans la livraison du 15 mai: "Il faut savoir gré à la Société moderne des instruments à vent de corser l'intérêt de ses programmes en y inscrivant chaque soir une œuvre inédite composée à son intention par des compositeurs de mérites divers mais incontestables. C'est ainsi que nous avons entendu avec grand plaisir, le 10 avril, à la salle des Agriculteurs, un Divertissement pour flûte, hautbois, clarinette, basson, cor et piano, de M. Albert Roussel, une des natures musicales à mon sens les mieux douées et les plus raffinées de sa génération. On y retrouve, heureusement alternés, cette joyeuse animation rythmique et ce charme si poétiquement évocateur qui distinguaient déjà l'auteur des délicates Mélodies sur des poèmes d'Henri de Régnier et de l'intense Trio en mi bémol, joints à de savoureux effets de sonorité et de couleur, que fit valoir à souhait la scrupuleuse cohésion du groupe instrumental formé par MM. Fleury, Gaudard, Guyot, Flament, Capdevielle, Eug. Wagner"


Le manuscrit s'est vendu 7000 euros en 2005. Y était jointe "une belle photographie d'Albert Roussel (par Yvonne Chevalier), au dos de laquelle Mme Albert Roussel a retranscrit les opinions de Robert Bernard : «Étonnante anticipation sur l'évolution future de son auteur, ce Divertissement est une œuvre maîtresse, extrêmement ingénieuse, d'écriture personnelle, attachante par la nouveauté de son style et ses hardiesses harmoniques» ; et Roland-Manuel : «Par son ingénieuse solidité rythmique, par la netteté de ses contours, par la nouveauté de son harmonie, le Divertissement anticipe prophétiquement sur les danses du Sacre… Dans cette œuvre Roussel inaugure cette série de chefs-d'œuvre où il créera une émotion puissante par des moyens musicaux, sans aucune attache avec un mode autre que le monde des sons»".

Le 14 février 1955, le Quintette à vents français (Jean Pierre Rampal, Pierre Pierlot, Paul Hongne, Jacques Lancelot et Gilbert Coursier) et le pianiste Robert Veyron Lacroix enregistrent pour les Discophiles français probablement le premier disque où figure ce bref chef d’œuvre.




Le Divertissement en mp3
 
Le Divertissement en flac

26 juillet 2011

Musique du film de Resnais "L'amour à mort" de HW Henze


En 1984, Resnais tourne "L'amour à mort", avec un quatuor d'actrices et d'acteurs qui joueront ensuite dans tous ses films, dans diverses configurations, jusqu'à aujourd'hui. Sabine Azéma, André Dussolier, Pierre Arditi et Fanny Ardant. Dans "L'amour à mort" peu de place pour les personnages secondaires. Je voudrais cependant en détacher un, Jean Dasté, qui joue le docteur prononçant la mort de Pierre Arditi, au début du film. Il quitte la maison en consolant la veuve d'un "Mon pauvre petit, mon pauvre petit..." et ne voit donc pas la résurrection d'Arditi, qui lance véritablement le film.
Jean Dasté est un acteur principalement de théâtre qui a eu son nom sur les affiches de films de Renoir, Vigo ou Grémillon avant guerre, mais qui au cinéma n'a plus joué ensuite que des petits rôles grâce à des auteurs comme Truffaut et Resnais qui n'avaient pas oublié celui qui joue le seul adulte estimable dans le chef d’œuvre anarchiste de Vigo, "Zéro de conduite". Il y compose un pion poète, admirateur de Charlot, qui perd sa troupe d'élèves lors de la sortie dominicale, tout occupé qu'il est à regarder les belles à leurs fenêtres...




Resnais en confie la musique à Hans Werner Henze, comme 20 ans auparavant pour "Muriel". Avec la même réussite.
La musique ajoutée aux images d'un film a pour fonction évidente de renforcer les émotions suscitées par l'histoire et la manière de la raconter. Comme à l'opéra ou dans la musique de scène. Agir sur les oreilles du spectateur en même temps que sur ses yeux, c'est augmenter les chances de l'émouvoir. Le risque évident est la redondance, que la musique "décrive" et fasse ressentir les mêmes émotions que les images, leur enchainement ou le texte. Ou pire, que la musique annonce trop ouvertement une surprise à venir (péché fréquent dans les "films d'angoisse", où la dramatisation musicale casse l'effet du contraste d'une image paisible avec l'apparition d'un danger en nous prévenant de son imminence...).


Si la musique pour Muriel est une musique de film traditionnelle, doublant le texte ou le son naturel des scènes, "L'amour à mort" adopte une approche radicale: la musique n'est entendue que lors d'intermèdes rythmant le film, 52 courtes séquences de neige tombant la nuit, ou plutôt devant un écran noir. Cette neige va se raréfiant, et les derniers passages sont joués dans l'obscurité.

La musique ne commente pas en direct l'action, et en est donc facilement détachable. Elle est ainsi jouée en concert sans modifications sous le titre "Sonate pour 6 instrumentistes", dédiée à Alain Resnais. En trois mouvements, plus un générique de début et un de fin. À 16' 50", on reconnait une citation du thème de Muriel.


La sonate fut créée le 26 Septembre 1984 à Londres par les Fires of London sous la direction de John Carewe, avec Philippa Davies, flûtes (et 2 sistres), David Campbell, clarinettes (et clochettes), Rosemary Furniss, violon, alto (et clochettes), Jonathan Williams, violoncelle (et clochettes), Gregory Knowles, percussions (timbales, grosse caisse, batterie, cymbales, grelots, crotales, gongs, tam-tams, marimba) et Stephen Pruslin, piano et célesta. Ce sont eux qui jouent ici sous la direction du compositeur lui-même.

Un excellent article sur la place de la musique dans ce film, ici.





La musique de "L'amour à mort" en mp3


La musique de "L'amour à mort" en flac

21 mars 2011

Les cinq pièces opus 10 de Webern par l'Orchestre du Domaine musical dirigé par Bruno Maderna




Quand Anton von Webern écrivit ces pièces, entre 1911 et 1913, 77 mesures, 6 minutes d'après son estimation, l'époque n'était pas à la dentelle, 1913, le Sacre du printemps... Stravinsky qui écrira à la manière de Webern 40 ans plus tard, ne pouvait en être plus éloigné alors... Webern, lui, poursuit son exploration de la petite forme et du peu d'instruments. Sa dernière (et elle restera la seule) œuvre pour grand orchestre date de 5 ans plus tôt. Ces 5 pièces pour orchestre sont pour un orchestre de chambre, et encore à aucun moment tous les 18 instruments (et un arsenal de percussions) ne jouent-ils ensemble.
La klangfarbenmelodie, mélodie de timbre, s'épanouit ici: la ligne musicale, (pas une mélodie que l'on peut siffloter dans sa salle de bains), est construite d'une succession de sons émis chacun par un instrument différent, avec son timbre particulier. On entend bien une succession de hauteurs, comme dans toute phrase musicale, mais elle change de couleurs constamment. Cette manière de penser la musique entraîne d'ailleurs le compositeur à renoncer à l'écriture traditionnelle d'une partition pour orchestre, avec une ligne par instrument: les lignes seraient essentiellement vides! au contraire, il écrit sur la portée la phrase en indiquant au dessus de chaque note quel instrument la joue.
Il en résulte une musique lumineuse, moirée, séduisante et dont la radicale nouveauté ne s'est pas défraichie.
Autant il est facile d'associer la musique de Schönberg à la peinture de son temps, (surtout quand il en est lui-même l'auteur), autant la peinture qui pourrait mettre en œuvre la même approche que Webern ne naîtra que bien plus tard. L'expressionnisme autrichien ou allemand et le cubisme français sont compacts, âpres, avec peu de couleurs, et sombres. Ce qui me semble se rapprocher de l'art de Webern c'est le Kandinsky de Composition X, de 1939, avec ses lignes qui changent de couleur et s'entrecroisent.


Ou Miro, ou un mobile de Calder.

Pour mieux comprendre de quoi est tissée cette magie sonore, il faut lire l'excellente analyse de ces pièces par le compositeur Thierry Alla.
L'analyse de la troisième pièce par Pierre Boulez se trouve sur youtube.

Webern (l'usage de la particule von fut interdit en 1919) en dirigea la création le 22 juin 1926 seulement. À Zurich. En France, il fallut attendre la création par Jean Louis Barrault et Pierre Boulez des concerts du Domaine musical en 1954 pour commencer à entendre cette musique. Les cinq pièces devinrent alors un des tubes de l'orchestre, jouées 25 fois en 5 ans.

Maderna en 1965
Bruno Maderna dirige en 1965 l'orchestre du Domaine musical. Quand toutes les versions discographiques consultées les expédient entre 4 minutes et 4 minutes 30, il met une minute de plus. Webern estimait lui qu'elles devaient se jouer en 6 minutes.


Le son n'est pas tout le temps excellent, et il y avait dans l'enregistrement diffusé en son temps sur France Musique de nombreux bruits, probablement dûs à un micro mal posé.

03 janvier 2011

La sonate pour violon et violoncelle de Ravel par Jeanne Gautier et André Lévy


"Apache" comme ses amis, Rara, comme l'appelaient ses intimes, assista à toutes les représentations de Pélleas et Mélisande. Ça ne l'empêcha pas de suivre sa voie propre, sans jamais imiter l'admirable ainé. Debussy mourut en 1918, sans avoir achevé les 6 sonates qu'il avait projetées. Il manquait des œuvres dont la seule nomenclature fait rêver: la quatrième, "pour hautbois, cor et clavecin", la cinquième "pour trompette, clarinette, basson et piano", et la sixième, "réunissant les sonorités employées dans les autres... ". Notons que cela semble signifier donc une sonate pour violon, violoncelle, alto, harpe, flûte, trompette, clarinette, basson, hautbois, cor, clavecin et piano. Un orchestre de chambre au complet! Falla en utilisera moins pour son concerto de clavecin....
Quand en 1920, Henri Prunières, directeur de la Revue Musicale, 132-136 boulevard Montparnasse, Paris XIV ème, 50 francs l'abonnement d'un an pour onze numéros ordinaires et spéciaux, prépara un numéro d'hommage à Debussy, il commanda une œuvre à Ravel, entr'autres compositeurs. Celui-ci, dans la veine musique de chambre innovante du disparu, écrivit un duo pour violon et violoncelle. Il n'avait sûrement pas entendu le duo pour la même combinaison de Kodaly, créé en 1918, mais peut-être une revue musicale en avait-elle rendu compte.
Quoiqu'il en soit, sa musique n'est pas plus debussyste que kodalyste. C'est une musique âpre, rude, violente. Pour qui ne la connait pas, rien qui évoque l'auteur de Jeux d'eau, sans parler des œuvres orchestrées.
Ravel disait qu'elle ouvrait une nouvelle période dans sa production. Je dois dire que je ne trouve rien d'aussi astringent dans ses œuvres ultérieures, sans doute ne parlait-il pas que de cet aspect sonore.
Six mois plus tard, il entreprit de développer ce duo en une sonate qu'il mettra un an à terminer. Dédiée à la mémoire de Claude Debussy, elle fut créée le 6 avril 1922 par le violoncelliste Maurice Maréchal et la violoniste Hélène Jourdan-Morhange.
Celle-ci en parla dans le livre qu'elle lui consacra,  "Ravel et nous" dans un style moins technique qu'elle ne le prétend, et curieusement animalier et imagé:

Ayant eu l'inestimable privilège de travailler dans leurs moindres détails la Sonate, le Duo et le Trio avec Ravel, je voudrais rendre hommage a sa mémoire en indiquant le plus fidèlement possible les volontés et les préférences qu’il exprima pendant le travail quotidien de ces morceaux. Les artistes qui n'ont pu répéter avec le maitre me sauront gré, je pense, de leur signaler les petites erreurs qui, de virtuoses en virtuoses, se glissent dans les interprétations; elles risquent de faire perdre aux intentions de l'auteur, outre leur intégrité, le velouté de leur fraicheur première. Je sais que chaque exécutant doit apporter sa contribution personnelle a l'interprétation d'un chef-d'œuvre, mais la musique de Ravel est une grande exception.
Comme l'a si justement écrit Vuillermoz: « ll y a plusieurs façons d'exécuter Debussy; il n’y en a qu'une de jouer du Ravel.»
La mise au point chez Ravel est si parfaite que le moindre « coup de pouce » à l'aiguille dérange tout le mécanisme de la montre. De façon générale, Ravel trouvait qu'on ne lisait pas assez scrupuleusement les indications écrites sur la partition.
 - Y a-t-il un point d'orgue ? demandait-il, ironique, à l'archet qui s'attardait avec complaisance sur la note voluptueuse.
L'interprète scrupuleux était, pour lui, le meilleur interprète: « Je me passe des grandes vedettes, répétait-il volontiers, je préfère de beaucoup les répétitions au prestige des noms ! »
Je me souviens de l'étude du Scherzo dans le Duo (premier titre de la Sonate violon-violoncelle. Il faut que les spiccati soient assez égaux de rythme et de sonorité pour passer sans heurts du violon au violoncelle. Avons-nous recommencé ce passage avec le pauvre Maréchal ! (Mon complice à la première audition, salle Pleyel ancienne, en 1922.) Nous devenions fous ! Ravel n'admettait pas la moindre petite fissure entre les sonorités pourtant si dissemblables des deux instruments. Alors... nous nous disputions !
 - Mais c'est trop compliqué, disais-je pour me venger, vous faites jouer de la flûte par le violoncelle et du tambour au violon ! C'est très joli d'écrire si difficile, mais vous ne serez joué que par quelques virtuoses !
 - Tant mieux, me répondait-il en riant, ainsi je ne serai pas assassiné par les amateurs !
Ses recherches instrumentaire étaient incessantes, il tirait le maximum de l'instrument avec un certain sadisme : la corde raide lui était familière, il s'y prélassait avec un sourire sans un regard pour les interprètes qui auraient du mal à le suivre. (…)
Les difficultés dans le Duo pour violon et violoncelle ne sont pas du même ordre que dans Tzigane : il faut surtout arriver à équilibrer les deux sonorités si différentes du "ténor" et de la "basse". En général, Ravel ne trouvait jamais assez "en dehors" les accompagnements en arabesques du violoncelle : celui-ci, toujours tenté d'accompagner, ne se rend pas compte, en effet, que sa modestie porte préjudice à l'ensemble s'il atténue les harmonies qui forment le plus souvent les piliers de l'édifice.
Ravel nous fit travailler ce Duo page par page, tout en l'achevant ; seule, la première partie avait paru dans la Revue musicale pour le Tombeau de Claude Debussy à la mémoire de qui l'œuvre est dédiée.
Ravel était extrêmement précis dans ses indications, et se réjouissait d'une sonorité de détail presque plus que de l'ensemble.
Le Duo fit couler beaucoup d'encre; les défenseurs de Ravel ne retrouvaient plus leurs raisons de l'aimer. Combien lointaines les parures de Schéhérazade et de Daphnis!
Quelques critiques s'agitèrent, qui parlaient de mode, de snobisme, de fausses notes volontaires: volontaire, en effet, ce petit heurt qui se retrouve dans chaque morceau, et dont le thème du premier Allegro ne fait pas attendre l'acide saveur (ne pas essayer d'adoucir la friction par un diminuendo).
Ces "fausses notes" eurent un effet inattendu, elles furent attribuées à l'oreille chancelante des malheureux interprètes; on vint en parler, avec mille précautions, à Ravel qui m'écrivait railleur:
 «Il paraît que la première audition, d'après ce que j'aurais déclaré (on n'a jamais pu me dire à qui), en fut un véritable massacre et tout le monde connait mon opinion, même vous et sans doute aussi Maréchal. Je pense que cette révélation ne vous a pas trop attristés ni l'un ni l'autre! J'ai d'ailleurs appris, en même temps, mon départ pour l'Afrique et mon futur mariage ! Je ne sais lequel de ces deux événements doit précéder l'autre !»
Et comme, dans la même lettre, il nous demandait de rejouer la Sonate-Duo en seconde audition, il ajoutait sur le même ton : « Je suis déjà si en retard pour le travail que j'ai entrepris, que je crains de ne pouvoir assister à ce nouveau " massacre ". L'affectueux souvenir de votre reconnaissante victime. »
Nous avons beaucoup ri ensemble de ces ragots.
- Vous pourriez peut-être, disait-il avec un sérieux appliqué, profiter de mon absence pour jouer à l'unisson avec le violoncelle !
Et voulant nous consoler, il ajoutait :
- C'est encore plus agréable que d'apprendre "par hasard" qu'on est poitrinaire et envoyé dans un sana !
Ceci dit, il est compréhensible que les réactions du public n'aient pas été, d'emblée, accueillantes au Duo; avouons qu'il faut une grande culture musicale pour goûter ces harmonies rudes, ces frottements rugueux provoqués par les altérations inversées aux deux instruments, pour n'être pas étonné par la minceur de certaines sonorités, par le rebondissement voulu de l'archet sur le chevalet.
"L'archet devient une sorte de baguette de tambour ", écrit justement Jankélévitch
Et pourtant... quand on a travaillé et retravaillé cette Sonate, on se rend compte que c'est là peut-être l'œuvre la plus exceptionnelle de Ravel, quant à l'écriture: jeux déliés du contrepoint qui enchantent au même titre que les jeux de l'esprit.
Le Finale, grâce aux larges accords conjugués du violon et du violoncelle, donne, souvent, l'impression d'un véritable quatuor. Il y faut un rythme inébranlable et une gaîté de ronde populaire.
Mais voici rassemblés - le profane pourra ainsi les négliger - quelques renseignements qui pourront éclairer les virtuoses soucieux d'exactitude vis-à-vis de Ravel
Dans le premier Allegro, le violon tout d'abord accompagne; sa sonorité doit rester " en dedans " (ne pas oublier qu'il sonne plus que le violoncelle même dans le piano) pour laisser au violoncelle la faculté de présenter le thème sans emphase.
Ne pas presser les syncopes.
Tout à coup, le thème s'égaye : lui donner l'allure d'un refrain de chanson ; mais la gaité n'est pas de longue durée ; le crescendo amène la chaleur, l'expression intense, pour revenir à la courbe linéaire de la "simple histoire". quasi-berceuse du premier thème.
Dans le second morceau, j'ai déjà dit combien Ravel tenait à l'égalité sonore des deux instruments : marquer nerveusement l'accent demandé sur le premier temps, même dans le pianissimo (n° 2) ; là encore, le thème de ronde enfantine éclatera de gaité, interrompu par les brusques arrêts très rythmés des brefs accords. Au n° 8, l'espèce de cadence du violon, reprise ensuite par le violoncelle, doit donner, malgré le respect de la mesure, l'impression d'une improvisation clownesque: on peut prendre les notes légèrement par en dessous, pour étoffer l'arrivée... et le thème reprend piano et très précis.
Au n° 17, le chant en notes harmoniques sera très continu aux deux instruments ; il ne faut pas sentir d'arrêt malgré le changement de timbre. Énorme crescendo de 19 à 20 qui ramène le thème goguenard (sur le chevalet) qu'éclabousse un glissando de violoncelle pour enfler sur un brillant spiccato.
Le lent rappelle le beau début du lento du Trio. Il y faut le même calme et la même rondeur sonore, le crescendo amené par le violon (n° 2) doit être immense : paroxysme de désespérance... Il est escamoté par un pianissimo mystérieux qui tisse en fils ténus le fond du paysage de rêve que nous propose le violoncelle avec sa phrase immatérielle et claire. Mais le violon est moins "lunaire", il reprend la phrase et s'exaspère... Le crescendo énorme entraine le violoncelle en des frottements dangereux ("ses intraitables mouvements de septième majeure" dit Jankélévitch) qu'il faut accentuer pour les rendre plus acceptables!
Dans ce jeu de bêtes féroces (je vois très bien le jeune tigre et le gros lion), les harmonies s'entre-déchirent et grincent... Enfin, le jeune tigre respire... se tranquillise... et ses poses successives amènent le gros lion à plus de calme.
Le beau thème reprend, noble et apaisé... Les fauves s'endorment.
Nous avons peut-être l'explication de cette rage musicale dans une lettre écrite à Roland-Manuel alors que Ravel composait ces pages : il lui raconte les mille complications, les ennuis, les dérangements que lui inflige son installation à Montfort, et voici la fin de son message: «Du coup, l'Andante du Duo, bleu et noir au début, s'est déchainé dans le ponceau vers le milieu.»
Dans le Vif (avec entrain), le violoncelle attaque le thème avec un archet rebondissant ("comme un lapin mécanique", disait Ravel) et le repasse au violon; les croches liées qui suivent seront excessivement accentuées dans leur lié decrescendo.
Le second thème (n° 9), qu'accompagne le trille du violoncelle, est une phrase désinvolte qui passe simplement, sans façon; puis, le thème du premier morceau montre l'oreille... Il est mal reçu par le trille qui donne de nouveau la parole à la petite phrase innocente, jusqu'à l'apparition d'un troisième thème qui est un genre de marche: une marche qui raconte une petite histoire sage, avec de fins éclats de rire contenus: les arabesques qui forment l'accompagnement de violon doivent évoquer la fluidité sonore d'une harpe discrète.
La fin nous entraîne dans une ronde de tous les thèmes qui se resserrent, s'interrompent, se barrent le passage, si bien qu'en deux mesures on doit pouvoir, non seulement changer de sonorité, mais d'expression totale. (Schumann nous a habitués à ces sautes fantasques en deux mesures...)
Il est indispensable pour l'interprète d'être dominé par la pensée de l'auteur, la technique suit naturellement la courbe des nuances subies par ces impressions, et la couleur doit changer selon l'humeur du thème.
Terminer le Finale dans la folie du paroxysme rythmique, avec de très grands coups d'archet pour attaquer les noires serrées, en canon, de la dernière page.
Personnage un peu rébarbatif à la première rencontre, le Duo cache des trésors, mais il traite le violon assez durement.
L'auteur ne lui permet aucune séduction au charme facile; il est nu, le pauvre violon ! Dépouillé de son halo de vibrations, il semble dépouillé de ses décents atours.
Le violon pur n'est pas plaisant, il lui faut cacher sous des fards la dureté de ses cordes à vide et le creux de sa poitrine ; avec le secours de l'artiste il devient tendre ou passionné... Oserai-je traiter le violon de grande courtisane ?
Ravel, qui dans le Trio a su lui donner les manières les plus chattes, a voulu qu'il demeurât, ici, vindicatif ; quant au violoncelle, il est démoniaque. Ravel, qui aimait les gageures lui a assigné les tessitures les plus "ténorisantes", et notre pauvre violoncelle, de monter à l'échelle de l'aigu comme un petit écureuil. Maréchal s'en tirait sans vertige, et avec quel brio !
Mais, tout cela, c'est le secret des coulisses, l'œuvre bien mise au point doit donner l'impression de facilité, de gaie désinvolture.
Ce Duo est un modèle d'architecture et de bel équilibre.
Évidemment, les partisans des harmonies chatoyantes lui préféreront toujours Daphnis. Mais n'est-il pas beau de voir, chez un grand maître, ce besoin de renouveau, au mépris du succès ? Et, comme le dit de Mallarmé le professeur Henri Mondor, "dans l'attente de l'œuvre parfaite" ? Évolution constante, indice d'une perpétuelle jeunesse !
Avec ce Duo et les œuvres qui vont suivre, voici venir un Ravel un peu barbare, que nous avions maintes fois rencontré dans certains carrefours de ses premières compositions.
" Colères de loup ", dit si bien Jankélévitch ; et ce sont généralement les mêmes courbes mélodiques, souvent les mêmes harmonies qui expriment ces " colères de loup " dans différentes époques de sa vie.

Quant aux interprètes, puisque les créateurs ne l'ont pas enregistrée, ce sont ici deux musiciens d'exception, André Lévy au violoncelle et Jeanne Gautier au violon. Ces deux artistes ont enregistré des piécettes en 78 tours, séparément, et, ensemble, cette sonate, et avec la pianiste Geneviève Joy formaient le trio de France. Stravinsky appréciait Jeanne Gautier et l'a dirigée dans son concerto pour violon. Aucune photo d'elle n'est connue semble-t-il.
Ce disque de la sonate de Ravel (chez "Le Chant du Monde") se négocie des fortunes, (comme chacun de leurs rares enregistrements). France Musique en a diffusé, il y a 30 ans, une version de concert, du 27 mai 1961; j'ai découvert cette œuvre et ces interprètes en même temps...

La sonate en mp3

La sonate en flac